IA : un robot créateur est-il un auteur ?

IA : un robot créateur est-il un auteur ?

Des œuvres sont aujourd’hui créées de façon autonome, par des intelligences artificielles (IA). La problématique liée à ce type de créations interroge les cadres juridiques actuels, droit d’auteur ou copyright, dont aucun n’est dédié à l’IA. Comment les faire évoluer ?

Temps de lecture : 9 min

L’intelligence artificielle, que certains identifient comme la prochaine révolution informatique, propose des applications de plus en plus performantes et fait désormais preuve, grâce à ses capacités d’auto-apprentissage, d’une certaine capacité créative. Des œuvres sont aujourd’hui générées, voire créées de façon autonome, par des intelligences artificielles.

 

L’évolution de l’algorithmie et des technologies d’intelligence artificielle permettent une autonomie de la machine, qui devient scénariste, peintre ou musicienne. Ces nouvelles créations, notamment scénarios, peintures, musiques, heurtent le droit positif d’auteur, éminemment lié à la personnalité de l’auteur personne physique, et les créations de ces nouveaux « artistes » que sont les systèmes autonomes d’intelligence artificielle risquent d’échapper à la protection accordée aux œuvres. 

Vers une définition de l’intelligence artificielle autonome

L’intelligence artificielle a fait l’objet d’évolutions dans son acception, de nombreux ingénieurs et scientifiques s’étant essayés à élaborer une définition de cette notion.

 

La première approche fut celle d’Alan Turing, en 1950, dans le cadre d’un article intitulé « Computing Machinery and Intelligence », qui propose, via l’expression « intelligence artificielle », la définition d’un standard permettant de qualifier une machine de « consciente ». Cette expression a été reprise, lors du congrès de Dartmouth en 1956, par Marvin Lee Minsky, qui définit l’intelligence artificielle comme « la construction de programmes informatiques qui s’adonnent à des tâches qui sont, pour l’instant, accomplies de façon plus satisfaisante par des êtres humains, car elles demandent des processus mentaux de haut niveau tels que l’apprentissage perceptuel, l’organisation de la mémoire et le raisonnement critique ».

 

Aujourd’hui, l’intelligence artificielle est définie par l’Iso (Organisation internationale de normalisation) comme la « capacité d’une unité fonctionnelle à exécuter des fonctions généralement associées à l’intelligence humaine, telles que le raisonnement et l’apprentissage » (Norme ISO 2382-28), et doit être entendue comme un système autonome présentant une autonomie décisionnelle. Il convient de distinguer dans ce cadre l’intelligence artificielle de type « Advanced Analytics » qui exploite des données structurées et qualifiées, de l’intelligence artificielle qui exploite des données non structurées et non qualifiées, en autonomie par rapport à son utilisateur. C’est cette dernière qui suscite l’intérêt par sa capacité d’analyse de l’environnement, d’apprentissage et par sa subjectivité parfois à l’origine de la mise en œuvre d’un processus créatif.

Déterminer si le droit existant est applicable à l’intelligence artificielle

 

 Il n’existe pas à ce jour de cadre légal ou réglementaire dédié à l’intelligence artificielle, tant à l’échelle nationale qu’européenne ou internationale. 

Il n’existe pas à ce jour de cadre légal ou réglementaire dédié à l’intelligence artificielle, tant à l’échelle nationale qu’européenne ou internationale. Néanmoins, de nombreuses initiatives en France, en Europe et à l’étranger ont été prises afin de déterminer si le droit existant était applicable à l’intelligence artificielle ou s’il convenait de mettre en place un régime juridique dédié.

 

À titre d’illustration, voici quelques initiatives marquantes en France :


- la cellule « veille et prospective » de l’Inria a publié en 2016 un Livre blanc consacré à l’intelligence artificielle, afin de donner une vision globale des problématiques engendrées ;

- le Gouvernement a lancé, le 20 janvier 2017 la démarche Stratégie France IA, « pour définir une stratégie nationale concertée », composée de plusieurs groupes de travail, dont un orienté en droit dans le cadre duquel Alain Bensoussan a été auditionné et Marie Soulez, directeur du département Propriété intellectuelle contentieux, est intervenue pour la rédaction de l’annexe 2 du rapport rendu public à cette occasion ;

- l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques du Sénat a publié son rapport « Pour une intelligence artificielle maîtrisée, utile et démystifiée » le 15 mars 2017.


Au niveau européen, dans une résolution législative contenant des recommandations à la Commission européenne sur les « Règles de droit civil sur la robotique » et l’intelligence artificielle adoptée le 16 février 2017, les députés européens soutiennent qu’un projet législatif est urgent pour mettre en place des normes éthiques et clarifier les règles juridiques. En effet, il ressort des considérants de la recommandation que « l’autonomie des robots pose la question de leur nature à la lumière des catégories juridiques existantes ou de la nécessité de créer une nouvelle catégorie dotée de ses propres caractéristiques et effets spécifiques ».

 

Au Royaume-Uni, le rapport « Robotics and artificial intelligence » de la Chambre des communes examine les opportunités et les barrières au développement de la robotique, des systèmes autonomes et de l’intelligence artificielle. Il recommande de préciser la stratégie du Gouvernement dans ce domaine.

 

Enfin, aux États-Unis, le rapport « Preparing for the future of AI » d’octobre 2016 recommande de développer une réglementation minimale et de la rattacher, lorsque cela est possible, à des schémas préexistants, comme dans l’industrie de l’automobile ou de l’aviation pour les véhicules autonomes.

 

Et la problématique liée à la créativité de l’intelligence artificielle n’est pas oubliée des travaux actuels puisque, si les avancées technologiques rendent l’intervention humaine inutile au processus créatif, les réglementations applicables aux œuvres de l’esprit ne seront plus suffisantes à en assurer la protection. Ainsi, dès le 31 décembre 2012, euRobotics (European Robotics Coordination Action), action de coordination financée par le 7e programme-cadre de l’Union européenne(1), identifiait dans son projet de « Livre vert sur des aspects juridiques de la robotique »(2) une inadéquation des schémas juridiques du droit de la propriété intellectuelle à la protection des créations générées par une intelligence artificielle, au regard notamment de la notion d’originalité, attachée à la personne de l’auteur et à ses choix subjectifs.

 

De même, dans le rapport contenant des recommandations à la Commission européenne concernant des règles de droit civil sur la robotique du 21 janvier 2017(3), la commission des affaires juridiques du Parlement européen soutient que « la définition de critères de “création intellectuelle propre“ applicables aux œuvres protégeables par droit d’auteur créées par des ordinateurs ou des robots est exigée », après avoir relevé qu’ « il n’existe aucune disposition juridique qui s’applique spécifiquement à la robotique, mais que les régimes et doctrines existants peuvent s’appliquer en l’état à ce domaine ». Cette recommandation n’a toutefois pas été retenue dans le rapport final adopté par le Parlement européen le 16 février 2017.

 

Pour comprendre ces limites, il convient d’apprécier quels sont les critères de protection des créations. 

L’originalité, seule condition nécessaire à la protection par le droit d’auteur

La protection des créations au titre du droit d’auteur est soumise à la seule condition d’originalité, notion d’appréhension délicate qui fait de l’œuvre l’émanation de son auteur, personne physique. 

 

L’article L. 112-1 du Code de la propriété intellectuelle français dispose en effet que le droit d’auteur protège toutes les œuvres de l’esprit,du seul fait de leur création et sans dépôt préalable, « quel qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination ». Tout critère objectif dans l’appréciation du caractère protégeable ou non d’une création est donc exclu, renvoyant l’ensemble de l’analyse au lien qui existe entre la personne de l’auteur et sa création. Ainsi, l’originalité est définie comme l’empreinte de la personnalité de l’auteur(4).

 

 L’originalité est définie comme l’empreinte de la personnalité de l’auteur 

À partir de cette notion, dont l’appréciation est fortement subjective, les juges recherchent traditionnellement l’existence d’un travail intellectuel permettant la formalisation d’un résultat, l’œuvre, et donnant droit non seulement à des droits patrimoniaux sur cette œuvre mais surtout à des droits moraux qui prolongent la personnalité même de l’auteur : paternité, respect, divulgation et repentir.

 

La Cour de cassation, dans un arrêt dit Paradis du 13 novembre 2008, rappelle que l’originalité doit être appréciée au regard des choix esthétiques de l’artiste, qui lui sont propres : « L’œuvre litigieuse ne consist[ait] pas en une simple reproduction du terme “Paradis”, mais en l’apposition de ce mot en lettres dorées avec effet de patine et dans un graphisme particulier, sur une porte vétuste, à la serrure en forme de croix, encastrée dans un mur décrépi dont la peinture s’écaille, que cette combinaison implique des choix esthétiques traduisant la personnalité de l’auteur ». La protection de l’œuvre par le droit d’auteur se déduit ainsi de la liberté créative de l’auteur personne physique qui, non contraint, s’inscrit dans un processus qui lui est propre.

 

Ainsi seront protégés par le droit d’auteur, en toutes leurs composantes issues de créativité et sous réserve d’originalité, les films, qualifiés d’œuvres cinématographiques, les œuvres musicales, ou encore les paroles. En appréhendant l’œuvre audiovisuelle, issue de la collaboration entre plusieurs créateurs, on comprend l’importance du champ de protection qu’offre le droit d’auteur. En vertu de l'article L. 113-7 du Code de la propriété intellectuelle, sont présumés auteurs d'une œuvre audiovisuelle l'auteur du scénario, l'auteur de l'adaptation, l'auteur des dialogues, l'auteur des compositions musicales avec ou sans paroles spécialement réalisées pour l'œuvre, le réalisateur du film et, enfin, l'auteur de l'œuvre originale. Autant de personnes qui bénéficient de ces droits exclusifs que sont les droits de l’auteur. L’originalité d’une œuvre audiovisuelle va être recherchée dans les plans du tournage, le choix des situations filmées, des images, du cadrage, des séquences, les champs, la lumière, etc. — lesquels devront refléter la personnalité de leurs différents créateurs. 

Les limites du droit d’auteur français pour les créations générées par une intelligence artificielle

Aujourd’hui, les technologies robotiques peuvent participer à une activité créative à deux niveaux. D’une part, la réalisation d’une œuvre peut l’être avec assistance robotique. D’autre part, la possibilité d’œuvres autonomes, réalisées par le robot seul, commencent à voir le jour.

 

 La possibilité d’œuvres autonomes, réalisées par le robot seul, commencent à voir le jour. 

Les cours et tribunaux ont déjà tranché la question de la protection des œuvres réalisées par l’homme assisté par ordinateur : elles sont protégeables par le droit d’auteur, l’ordinateur est appréhendé comme un outil n’étant pas exclusif de créativité humaine, dans laquelle doit être recherchée l’empreinte de la personnalité de l’auteur. La Cour d’appel de Paris, à propos d’une composition musicale réalisée par l’intermédiaire de logiciels de composition musicale, a ainsi déjà jugé que l’œuvre assistée par ordinateur peut être protégée par le droit d’auteur, à condition qu’apparaisse l’originalité voulue par le concepteur(5), soit l’empreinte de sa personnalité. La cour retient que l’ordinateur n’est qu’un support qui ne se substitue pas à la pensée musicale créatrice.

 

De même, l’intelligence artificielle de type Advanced Analytics peut être appréhendée comme un outil de réalisation et non comme participant au processus créatif, et l’œuvre assistée par intelligence artificielle pourra alors bénéficier, au profit de son auteur personne physique, d’une protection par le droit d’auteur.

 

 Les schémas juridiques du droit de la propriété intellectuelle français sont inadaptés aux créations réalisées grâce à une intelligence artificielle 

En revanche, tel n’est pas le cas de l’œuvre réalisée de façon autonome par une intelligence artificielle bénéficiant d’une capacité d'analyse de l'environnement, d'apprentissage et de subjectivité qui lui permettent de faire des choix. Ici se dessinent les limites du droit positif d’auteur : à propos de la revendication de la qualité d’auteur par deux sociétés ayant participé à la création d’un logiciel et à ses développements, la Cour de cassation rappelle que seule une personne physique peut être auteur(6). Cette limite se retrouve dans la définition de l’originalité, sans laquelle aucune création ne peut prétendre à la protection par le droit d’auteur, et qui est intimement liée à la personnalité de l’auteur. Les schémas juridiques du droit de la propriété intellectuelle français sont inadaptés aux créations réalisées grâce à une intelligence artificielle.

Des pistes de réflexion pour protéger les œuvres créées par une intelligence autonome

Des exemples récents d’œuvres créées par des intelligences artificielles, notamment aux États-Unis, justifient que l’on se pose la question de leur protection : ainsi, des intelligences compositrices dénommées Amper ou Jukedeck, ou encore un robot scénariste, Benjamin, auteur du scénario de Sunspring, court-métrage de science-fiction décalé présenté au Festival du film de science-fiction de Londres en 2016. Se détachant alors de la programmation humaine pour réaliser des créations musicales qui leur sont propres, Amper et Judedeck mettent leurs algorithmes au service du choix des mesures et harmonies, pour composer des parties instrumentales. L’intelligence artificielle Benjamin est en mesure, après avoir analysé plusieurs dizaines de films et de séries, de réaliser un scénario de film à partir d'éléments imposés (un titre, une ligne de dialogue, un début d'action…). Quelle protection est accordée à ces créations du futur     ... déjà présentes dans les arts graphiques, l’industrie cinématographique ou encore musicale ?

 

Certains États ont déjà expressément prévu la possibilité de protéger des œuvres créées par des systèmes autonomes. C’est ainsi qu’aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Australie, une œuvre peut être protégée par copyright, même si elle est générée par une intelligence artificielle. Aux États-Unis et en Australie, la protection se fait au terme d’une interprétation au cas par cas(7). Selon la loi anglaise, « est dite générée par ordinateur, en relation avec une œuvre, l’œuvre qui est générée par un ordinateur dans des circonstances où il n’y a pas d’auteur humain »(8). Dans cette hypothèse, l’auteur de l’œuvre générée par le système autonome est la personne qui s’est chargée des agencements nécessaires pour la création de l’œuvre(9). Ces trois législations ne sont toutefois pas allées jusqu’à reconnaître à la machine le statut d’auteur : le titulaire des droits demeure une personne physique(10).

 

 Les robots pourraient se voir conférer une personnalité juridique singulière 

La place de l’originalité dans le système de protection des créations en droit français rend en revanche difficilement transposables les solutions adoptées par les pays de copyright. En effet, comment définir une originalité qui serait empreinte de la « personnalité » d’une intelligence artificielle, c’est-à-dire une personne non physique ? Cette limite du droit d’auteur risque de faire échapper à la protection les œuvres créées par des systèmes d’intelligence artificielle. Pour éviter l’absence de protection, la création d’une personnalité robot, retenue par euRobotics dans sa proposition de Livre vert, pourrait être une piste de réflexion : les robots pourraient se voir conférer une personnalité juridique singulière qui permettrait d’édicter des règles de dévolution des droits propres et adaptées à leur spécificité et de déterminer les personnes physiques ou morales aptes à exercer les droits d’auteur et à percevoir les fruits de ces créations.

   

En toute hypothèse, il appartiendra au législateur de prendre position : soit de légiférer pour tenir compte d’une spécificité et créer des règles propres à la protection des créations réalisées par des technologies robotiques, soit d’accepter l’idée d’une déperdition de valeur de ces créations en courant le risque de les voir tomber instantanément dans le domaine public.

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Crédit :
Illustration : Ina. Alice Meteignier

 

(1)

euRobotics – D3.2.1 Ethical Legal and Societal issues in robotics dated December 31, 2012. 

 

(2)

euRobotics – Suggestion for a green paper on legal issues in robotics dated December 31, 2012 (contribution to deliverable D.3.2.1 on ELS issues in robotics).

 

(3)

Rapport contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique du 21 janvier 2017 (2015/2103(INL), dit rapport Delvaux.

 

(4)

Cour d’appel de Paris, 1er avril 1957, D. 1957. 436 [1re esp.].

 

(5)

Cour d’appel de Paris, 4e ch. 3-5-2006, RG 05/02400

 

(6)

Cass. 1e civ., 15 janvier 2015, n° 13-23.566

 

(7)

Siya Shruti, « Intellectual Property Rights Protection in Computer Generated Works », February 17, 2014.

 

(8)

Art. 178 (b), UK Copyright, Design and Patents Acts, 1988.

 

(9)

Art. 9 (1), UK Copyright, Design and Patents Acts, 1988

 

(10)

Cf. les textes américains, Art. I.88 US Constitution 1788, et australien, Section III. Australia Copyright Act 1968 

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