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Luchini, le passeur magnifique

Comédie. Avec sa nouvelle lecture de textes sur l’argent, en septembre, le comédien enrichira son passage en revue des névroses françaises. Et des grands textes capables de les transformer en trésor.

Fabrice Luchini répétant "le Misanthrope" dans "Alceste à bicyclette", de Philippe Le Guay (2013). Un comédien qui a la passion de faire entendre les grands textes aux publics les plus variés. Photo © ALBUM/LES FILMS DE TOURNELLES/APPALOOSA DEVELOPPEMENT/AKG-IMAGES
Fabrice Luchini répétant "le Misanthrope" dans "Alceste à bicyclette", de Philippe Le Guay (2013). Un comédien qui a la passion de faire entendre les grands textes aux publics les plus variés. Photo © ALBUM/LES FILMS DE TOURNELLES/APPALOOSA DEVELOPPEMENT/AKG-IMAGES

Dans le Coût de la vie, une savoureuse comédie de Philippe Le Guay, sortie en 2003, Fabrice Luchini jouait un pingre d’anthologie, que la moindre addition à régler plongeait dans des transes infinies ; et qui, même confronté aux avances luxurieuses d’une péripatéticienne de haut vol, ne pouvait s’empêcher de se demander “Combien ça va me coûter ? ”… Dans les talk-shows qu’il illumine de ses envolées histrioniques, le sujet revient sans cesse. C’est dire, même s’il affirme que l’idée de bâtir une lecture de textes de grands auteurs autour de l’argent lui est venue lors de la crise des subprimes, en 2008, où il regardait en boucle C dans l’air pour savoir si ses économies allaient partir en fumée tandis que « les chemises hallucinantes de Calvi ajoutaient à l’inquiétude », le rapport obsessionnel du comédien à l’argent ne date pas d’hier. Sans doute vient-il, comme il le confiait, il y a quelques mois au Figaro, du plus loin de son enfance modeste, où il voyait tous les soirs son père, marchand des quatre-saisons, compter et recompter les centimes en faisant la caisse — un père qui ne se faisait pas honte de lire son journal à la lueur du lampadaire de la rue plutôt que d’allumer une lampe, pour faire des économies. C’est de lui, dit-il, qu’il a hérité cette capacité à parler si librement de ce sujet qui est, en France, tabou entre tous.

Dans son spectacle (qui occupera à l’automne, durant un mois, le Théâtre de Paris, déjà complet) sera brossé sans aucun doute, en creux, le portrait du comédien, cet inclassable qui se moque de la gauche à cause de ses postures morales généreuses, mais se dit empêché d’être de droite par le penchant de celle-ci à l’affairisme. « L’argent rend fou les gens » : c’est par cette phrase de Jules Romains que commence cette lecture, composée de textes de Marx, de Cioran, de Zola, de Pascal Bruckner, de Péguy bien sûr. Fabrice Luchini, qui confesse aujourd’hui gagner très bien sa vie, n’est pas épargné lui-même par cette folie, et c’est ce qui rend les digressions de ses spectacles, où il corrige avec une verve moliéresque les bizarreries de ses contemporains, ou ses saillies télévisuelles si délectables : malgré son anticonformisme savoureux, Luchini ne se place pas à l’écart de l’humanité commune, il est l’un d’entre nous, un moderne malgré lui qui partage du moderne toutes les phobies et toutes les névroses, avec seulement plus de lucidité et de verve satirique et une hauteur de vue d’autant plus appréciable que s’il est une espèce entre toutes où elle est infi niment rare, c’est bien celle de comédien.

Dans l’amitié des grands auteurs

Cette hauteur de vue, nul doute que ce soit à la littérature qu’il la doive, cette littérature que cet autodidacte a découverte très jeune au hasard des rencontres (une amoureuse, un prêtre, Éric Rohmer…) et qu’il a eu l’intelligence de laisser le modeler. Celui qui dit volontiers fuir la compagnie de ses contemporains par incapacité à se protéger de leurs névroses confesse que les écrivains sont ses plus réguliers et plus fidèles amis. « L’obsessionnel (et l’autodidacte) est extraordinairement limité », écrit Luchini dans son autobiographie, Comédie française, ça a débuté comme ça…, publiée, en 2016, chez Flammarion. « Sa culture a été acquise à la force du poignet. Mais il peut témoigner parce que ce qu’il connaît, il le connaît en profondeur et ça l’habite. » Et encore : « La poésie demande une vulnérabilité, une capacité d’être fécondé. Elle m’accompagne : avec elle, j’essaye d’avancer dans le mystère du verbe et de la création, et je fais honnêtement commerce de ce qui me hante. »

Car, au-delà de sa verve satirique, de sa capacité à bousculer, dans la foulée de son cher Philippe Muray, les « mutins de Panurge » et autres « rebellocrates » d’une époque qui ne se proclame insoumise que pour mieux masquer son indécrottable conformisme, une époque qui se penche en marche mais s’avère incapable de se demander si ce n’est pas vers le pire, ce qui séduit le plus chez le personnage Luchini, c’est cet insatiable appétit de transmettre, de ne pas conserver par-devers soi, comme un misérable bourgeois flaubertien, ces trésors littéraires qu’il a découverts par hasard et fait fructifier au centuple, mais de s’en faire au contraire l’inlassable passeur.

Au Figaro, en février dernier, Luchini contait sa fierté d’avoir entendu Yasmina Reza, à la sortie d’une représentation de son spectacle Poésie ? , lui confier : « J’ai compris pourquoi je suis française. » Mais il est plus fier encore, sans doute, lorsque, attablé à un café avec les journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme, qui l’ont portraituré, cet été, dans le Monde, un serveur vient lui dire sa joie d’avoir découvert, grâce à lui, Muray et Péguy. S’il en est fier, ce n’est pas — seulement — par une compréhensible vanité. Mais aussi parce qu’il sait que les mots sont des passeports pour des mondes inconnus, qui ne sont en réalité que le nôtre, transfiguré et rétabli dans sa vraie profondeur par la puissance du verbe. Parce qu’il sait que seule la littérature, selon le mot de Nietzsche, a le pouvoir de « transformer nos épreuves en lumière ». Fabrice Luchini, incomparable passeur de mots, est donc aussi un magnifique passeur de lumière.

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