Jeu vidéo et conflits au Moyen-Orient : quand les méchants changent de camp

Jeu vidéo et conflits au Moyen-Orient : quand les méchants changent de camp

Depuis le début des années 2000, les jeux de guerre sont marqués par un réalisme accru et prennent de plus en plus pour référence des conflits contemporains, situés au Moyen-Orient (Irak, Afghanistan). Les jeux moyen-orientaux, eux, privilégient le conflit israélo-palestinien.

Temps de lecture : 8 min

Le jeu ne serait-il qu’une longue préparation à la guerre ? Comme l’avait remarqué l’historien Martin van Creveld, chez l’homme comme chez l’animal, les jeux propres à l’enfance mettent souvent en scène des confrontations guerrières que le monde du sport contribue à ritualiser à l’âge adulte(1) . Les jeux vidéo n’échappent pas à la règle, et depuis la sortie de Spacewar en 1962 (le second jeu vidéo de l’histoire), la guerre est devenue une thématique centrale de l’industrie. Les scénarios, eux, se sont adaptés aux conflits.

La liste des jeux de tirs commercialisés sur PC (source VGchartz) entre 1980 et 2016 montre une augmentation des thématiques guerrières réalistes depuis le début des années 2000 (le déclin de la production à partir de la fin des années 2010 s’explique par les tendances récentes de l’industrie comme le free-to-play et la distribution dématérialisée, absents de cette liste).

Des conflits de plus en plus contemporains et réalistes

Le premier jeu de tir à la première personne(2) , Wolfenstein 3D (1991), propulsait le joueur en pleine Seconde Guerre mondiale. Mais le jeu suscita à sa sortie une telle controverse (à cause de sa violence considérée comme excessive et de la représentation omniprésente de symboles nazis) que l’industrie délaissa pendant presque une décennie les thématiques de conflits réels pour ce type de jeux. La science-fiction (plus politiquement correcte, où le joueur affronte souvent des extra-terrestres ou des êtres mutants) a donc longtemps été la thématique dominante des jeux de tir à la première personne, jusqu’au retour de la représentation de conflits armés réels à partir de la fin des années 1990. Les séries Medal of Honor (1999), Battlefield (2002) et Call of Duty (2003) sont devenues des best-sellers en proposant des jeux historiques où le joueur incarnait un soldat allié durant la Seconde Guerre mondiale. L’esthétique de ces jeux était à l’époque très hollywoodienne, rappelant les superproductions cinématographiques contemporaines telles que Il faut sauver le soldat Ryan (1998). Ces trois licences de jeux vidéo ont connu une évolution similaire en délaissant, à la fin des années 2000, la Seconde Guerre mondiale pour les conflits contemporains (Call of Duty 4 en 2007, Battlefield 3 en 2011 et Medal of Honor en 2010).

 Les éditeurs ont désormais coutume de consulter des officiers de l’armée pour élaborer leurs jeux 
Le réalisme est peu à peu devenu un argument de vente pour les jeux vidéo de guerre(3)  et les éditeurs ont désormais coutume de consulter des officiers de l’armée pour élaborer leurs jeux. Ce rapprochement atteint son paroxysme lorsque l’armée américaine décide de développer ses propres jeux, pour l’entraînement des marines (comme avec Marine Doom en 1996) ou pour promouvoir l’armée auprès du public (avec le développement de America’s Army en 2002 ou la participation au financement de Full Spectrum Warrior en 2004).
 
Sur le plan visuel, l’esthétique des jeux de guerre à gros budget comme Battlefield 4 (2013) retranscrit les interventions américaines récentes au Moyen-Orient.
Qui dit jeu de guerre réaliste dit théâtre de guerre cohérent. Le Moyen-Orient est ainsi largement mis à contribution dans les jeux de guerre récents, suivant la logique des interventions militaires américaines dans la région depuis l’administration de Georges W. Bush et la politique du « War on Terror ». Les interventions militaires en Irak et en Afghanistan ne sont cependant pas toujours mentionnées comme telles dans les jeux. Le tabou de la guerre est encore fort pour les opérations les plus récentes, et l’éditeur de jeux vidéo Konami en a fait les frais, contraint d’annuler la sortie de son jeu Six Days in Fallujah en 2009. Les jeux de guerre à gros budget comme ceux de la série Call of Duty sont souvent fictifs, se déroulant dans un futur proche et/ou dans une zone géographique archétypique sans nom (dans Call of Duty 4, le pays du Moyen-Orient dans lequel évolue le joueur n’est ainsi jamais nommé). Tout est cependant fait pour rappeler aux joueurs les opérations militaires en Irak ou en Afghanistan : les uniformes portés par les soldats, les armes disponibles (drones predator, bombardier AC 130) et l’esthétique de ces jeux s’inspirent fortement de la réalité. L’industrie évolue cependant, et les jeux retranscrivant spécifiquement les opérations militaires américaines en Irak et en Afghanistan se multiplient. Et s’il est indéniable que le développement des jeux de guerre contemporains et « réalistes » a pour conséquence une surreprésentation des opérations au Moyen-Orient, la représentation des territoires de guerre et des forces ennemies obéit souvent à des logiques plus diverses que la simple recherche du réalisme.

Ennemis, populations civiles et représentations manichéennes de la guerre

La représentation de l’ennemi est, en temps de guerre, une question centrale dans la production des œuvres culturelles. La construction d’une figure antagoniste diabolique et barbare va de pair avec la mise en valeur de l’héroïsme de ses propres soldats. La représentation des soldats allemands durant la Première Guerre mondiale est à ce titre un exemple historique caractéristique : ceux-ci sont « perçu[s] comme trahissant l’idée de progrès pour l’humanité bien ancrée dans la civilisation européenne ».
 
 L’ennemi est-il un personnage jouable ?  

Dans le cadre d’un jeu vidéo, la représentation de l’ennemi pose d’emblée une question fondamentale : l’ennemi est-il un personnage jouable ? Durant la période où les jeux de guerre se centraient principalement sur la période de la Seconde Guerre mondiale (jusqu’au milieu des années 2000), le soldat nazi étaient le plus souvent représenté comme un antagoniste absolu, et il était impossible de l’incarner dans l’immense majorité des jeux. Permettre le contraire a souvent été source de polémique : le jeu Combat Flight Simulator avait ainsi défrayé la chronique en 1998 en permettant au joueur de sélectionner des avions de la Luftwaffe. Avec le déplacement du centre d’intérêt des jeux de guerre vers le Moyen-Orient, le fait de pouvoir incarner l’ennemi reste problématique. En 2010, la sortie de Medal of Honor (15e de la série du même nom et premier à se dérouler au Moyen-Orient) a été accompagnée d’une importante polémique en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Le jeu, qui permettait d’incarner les talibans dans sa version multi-joueurs, fut la cible d’un boycott en Grande-Bretagne après qu’il eut été qualifié par la secrétaire britannique à la Défense, Liam Fox, de « un-British ». La chaîne Gamestop (chargée entre autres de la distribution des jeux vidéo sur les bases militaires américaines) fut même sommée par l’Army & Air Force Exchange Service américain de cesser la distribution de Medal of Honor auprès des soldats.

L’héroïsme des soldats est une thématique très présente dans les jeux de guerre scénarisés comme Battlefield ou Call of Duty.
 
Les personnages rencontrés dans les jeux de guerre se déroulant au Moyen-Orient sont le plus souvent des ennemis terroristes, très rarement des personnages jouables ou des civils. Les jeux posant la question des conséquences de la guerre sur les populations civiles sont rares. Signalons le jeu syrien Under Siege (2005), qui représentait les civils dans un espace de jeu recréant la seconde intifada et pénalisait instantanément le joueur qui les attaquait. Ou le jeu de guerre allemand Spec Ops : The Line (2012), se déroulant à Dubaï, qui proposait également une trame scénaristique où les populations civiles étaient présentes et subissaient de plein fouet les décisions du joueur.
 La majorité des jeux de guerre actuels élude la question des populations civiles ou impute leur massacre à l’ennemi  
Mais il s’agit d’exceptions : la majorité des jeux de guerre actuels élude simplement la question des populations civiles ou impute leur massacre à l’ennemi, comme dans Call of Duty : Modern Warfare 2 (2009).  La majorité des jeux de guerre actuels élude la question des populations civiles ou impute leur massacre à l’ennemi. La présence de populations civiles dans Call of Duty n’est ainsi qu’un instrument de diabolisation de l’adversaire. La lâcheté des adversaires n’a d’égal que l’héroïsme des soldats alliés (la série Call of Duty s’est souvent distinguée en la matière, avec la mise en scène de la mort des personnages phares ou la représentation de funérailles officielles). Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’une étude, menée par Joel Penney, pour le compte de l’université de Pennsylvanie, affirmait que la pratique de jeux de guerre « réalistes » comme Medal of Honor et Call of Duty renforçait, plus que les jeux situés dans un monde fictif, le sentiment d’empathie des joueurs pour les soldats du monde réel.

L’orientalisme dans les jeux de guerre

Dans son ouvrage « Orientalism »(4) (1978), l’intellectuel palestinien Edward Saïd définissait l’orientalisme comme un « ensemble de représentations occidentales du Moyen-Orient qui servent de point de départ pour l’élaboration de théories, fresques historiques, romans, descriptions sociales et commentaires politiques  concernant l’orient, ses habitants, traditions, etc. », tout en appuyant le fait que ces représentations créent un système de justification à l’interventionnisme occidental. L’étude des représentations sur le Moyen-Orient, à partir du XIXe siècle et de l’essor de la colonisation dans cette région, a mis en évidence le fait de « chercher dans le passé des faits de nature à nourrir une représentation de ce conflit des civilisations, comme la première croisade ». Dans les jeux vidéo, la représentation du Moyen-Orient a longtemps été l’apanage de jeux de stratégie historiques (Age of Empire en 1997, Stronghold : Crusaders en 2002 ou plus récemment d’Assassin’s Creed en 2007), où la thématique des croisades est très présente.
Medal of Honor (2010), un des premiers jeux de guerre à gros budget à simuler un conflit armé au Moyen-Orient.
 
Les thématiques des conflits contemporains au Moyen-Orient s’inscrivent dans la logique d’un renouveau, post guerre froide, du rapport à l’Orient (parfois appelé néo-orientalisme). Dans les jeux de guerre, on y représente les ennemis comme des djihadistes à la peau brune, aux vêtements dépareillés, arborant un turban et des armes technologiquement inférieures. Le personnage de Khaled Al-Asad dans Call of Duty 4 : Modern Warfare est ainsi un parfait exemple des représentations archétypiques de l’ennemi djihadiste tel qu’il est le plus souvent représenté. En menant son pays du Moyen-Orient dans une « noble croisade contre un gouvernement en collusion avec l’Occident », le personnage contribue à esthétiser et à mettre en scène la figure du terroriste islamiste telle qu’elle est construite à la fois par les djihadistes eux-mêmes(5) et par le discours médiatique dominant.
 
De la même manière, les espaces urbains visités dans ces jeux de guerre sont conformes aux représentations orientalistes de la ville arabe, définies selon le géographe Stephen Graham comme « des endroits sombres, exotiques, labyrinthiques et manquant de structure» (Cities and the war on terror, 2006). Close Combat : First to Fight (2005) et Battlefield 3 (2011) en sont de parfaits exemples, avec leurs espaces urbains étriqués propres à générer chez le joueur des sentiments d’angoisse. L’absence permanente de civils, de femmes et d’enfants dans la plupart de ces jeux construit la vision d’un territoire de guerre hostile.

Le conflit israélo-palestinien dans les wargames produits au Moyen-Orient

Ce n’est pas un hasard si les représentations du Moyen-Orient dans les jeux de guerre à gros budget ne font pas l’unanimité partout dans le monde : le gouvernement pakistanais a ainsi interdit la distribution de Call of Duty : Black Ops II et Medal of Honor : Warfighter sur son territoire en 2013, les deux jeux présentant le Pakistan en tant que soutien d’Al Qaida. Il serait par ailleurs erroné de croire que les superproductions occidentales possèdent le monopole des jeux de guerre sur le Moyen-Orient : les développeurs de jeux locaux ont depuis longtemps montré leur volonté de représenter les conflits sous une lumière radicalement différente.
 
Contrairement aux productions occidentales qui privilégient l’Irak et l’Afghanistan comme terrains d’actions, les jeux de guerre produits au Moyen-Orient prennent souvent pour thématiques le conflit israélo-palestinien. Le jeu jordanien Jenin : Road of Heroes (2003) ou les jeux syriens Under Ash (2001) et Under Siege (2005) ont été des précurseurs en permettant au joueur de camper des personnages palestiniens dans un jeu de guerre. Des jeux produits par de gros éditeurs en Amérique du Nord avaient pourtant déjà été commercialisés sur le sujet (Southern Command en 1981 et Israeli Air Force en 1998), mais le joueur pouvait uniquement y incarner les forces Israéliennes.
 

Les jeux de guerre développés aux Moyen-Orient produisent leurs propres archétypes, comme dans Under Siege.

Le jeu Under Siege, développé en Syrie et commercialisé à plus de 200 000 unités, propose au joueur d’incarner les membres d’une famille palestinienne durant la seconde intifada à la fin des années 2000, et d’affronter des soldats israéliens. Comme dans les productions nord-américaines se déroulant au-Moyen-Orient, l’armement des soldats locaux est technologiquement inférieur, mais les impacts de cette asymétrie sont différents en termes de narration. Il s’agit ici de construire un discours de résistance héroïque face à l’invasion extérieure, où les personnages campés par le joueur se défendent avec des armes de fortune (comme un lance-pierre), au milieu des civils, contre les forces israéliennes. D’autres jeux reprennent cette idée sous forme de satire, comme Raid Gaza! (2009), qui propose au joueur d’incarner les forces israéliennes chargées de bombarder la bande de Gaza. Les moyens militaires y sont hautement déséquilibrés en faveur des Israéliens, tandis que l’affichage des pertes humaines par le jeu (massives chez les Palestiniens, infimes chez les Israéliens, dans des proportions supérieures à la réalité) contribuent au propos d’un jeu politique.

 Il s’agit de construire un discours de résistance héroïque face à l’invasion extérieure 
 
C’est peut-être le principal dénominateur commun entre Under Siege, Specs Ops : The Line et Call of Duty : ces jeux ont beau présenter des visions diamétralement opposées des conflits contemporains au Moyen-Orient, ils ont en commun d’être des objets intrinsèquement politiques. Le jeu est-il la continuation de la politique par d’autres moyens ?

--
Crédits photos :
Kit de presse de Medal of Honor.
Kit de presse de Battlefield 4.
 
    (1)

    Wargames : From Gladiators to Gigabytes, Cambridge University Press 2013).

    (2)

    Ou FPS pour « First-person shooter ». 

    (3)

    La publicité pour le jeu Operation Flashpoint : Dragon Rising en 2009 proposait ainsi de vivre la guerre comme si vous y étiez.  

    (4)

    Traduction française : Edward Said, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Paris, Le Seuil, 1980. 

    (5)

    Al Qaida par l’image. La prophétie du martyre (PUF, 2013).

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris