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Table ronde. Face au Covid-19, comment faire vivre la solidarité ?

 Alors que tous les efforts devraient être mis sur l’éradication du coronavirus, le gouvernement se concentre sur le sauvetage de « l’économie » et en profite pour mettre à mal la démocratie et les acquis sociaux avec Christine Vergiat Vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme Henri Sterdyniak Coanimateur des Économistes atterrés et Pierre Dardot Philosophe

 

Pour enrayer la propagation du Covid-19, les mesures de confinement prises ces derniers jours restreignent drastiquement nos libertés. Jusqu’où cela est-il acceptable ?

Marie-Christine Vergiat La rapidité du développement de la pandémie au niveau mondial a frappé tout le monde. Nos gouvernements ont-ils bien réagi ? Trop, pas assez, trop tard ? On verra. Aujourd’hui, le principe de précaution doit s’appliquer pour tous. Le virus ne connaît ni frontières ni statut des personnes. C’est pourquoi la priorité est de protéger les plus vulnérables : personnes sans abri, vivant en squat ou bidonville, confinées dans des lieux d’enfermement, etc. Mais aussi les personnes âgées, pour qui le virus est le plus dangereux. Sous la pression notamment de grandes associations, dont la Ligue des droits de l’homme, on avance. Tant mieux. C’est une question d’égalité d’accès aux droits et de protection de tous. Nous nous devons aussi d’être vigilants sur l’aggravation des risques de violences domestiques provoquée par le confinement. Oui, il est attentatoire à nos libertés, mais il est sans doute devenu obligatoire : notre pays n’a pas été capable de produire et de fournir assez de tests de dépistage ni même de masques et de gel pour ceux qui continuent de travailler pour nous permettre de vivre tout cela le moins mal possible, avec en première ligne le personnel de soins. Un certain deux poids, deux mesures semble prévaloir. Le gouvernement reste d’abord préoccupé par l’économie. La loi d’urgence sanitaire, qui vient d’être adoptée par le Parlement, renforce cela et laisse trop de marge de manœuvre au gouvernement pour limiter nos droits et libertés. Toute mesure restrictive en ce domaine doit être proportionnée au but recherché. C’est vrai dans le cadre de tout état d’urgence, sanitaire ou non. Il n’est ainsi pas acceptable que les droits des salariés soient mis en cause pour « maintenir l’activité économique » selon l’expression de la ministre du travail. Les débats autour du BTP sont emblématiques. Le risque est le même pour tous. Seules les activités strictement nécessaires aux besoins de la population doivent être maintenues. C’est ce que vient de faire le gouvernement italien. Sans doute un peu tard.

Henri Sterdyniak La crise sanitaire de 2020, comme demain les contraintes écologiques, oblige l’État, émanation de la société, à prendre des mesures fortes qui peuvent apparaître comme attentatoires aux libertés individuelles. Ce n’est pas une nouveauté, que l’on pense à l’obligation scolaire ou aux vaccinations obligatoires. C’est acceptable tant que les mesures restent justifiées et proportionnées, qu’elles sont attaquables devant des tribunaux et qu’elles restent équitables (sans privilèges dus à la fortune ou à la position sociale). Les libertés d’opinion et d’expression restent entières et le gouvernement a sagement reporté des dispositifs qui ne faisaient pas consensus comme la baisse de l’indemnisation chômage et la réforme des retraites. Au niveau des entreprises, cependant, les décisions ne devraient pas pouvoir être prises unilatéralement par le patronat ; la mobilisation nécessaire devrait être organisée avec les salariés et leurs syndicats ; les licenciements et les remises en cause des acquis sociaux devraient être interdits. Par ailleurs, la crise est aussi un révélateur des injustices sociales. Il serait injuste que les cadres bien payés puissent rester chez eux, en bénéficiant du télétravail, tandis que des travailleurs sont contraints d’exercer leur activité sans les protections indispensables. Des mesures compensatoires doivent être prises ; les productions non indispensables doivent être arrêtées et les travailleurs indispensables protégés.

Pierre Dardot Il faut retourner la question : pourquoi les gouvernants ont-ils tant tardé à prendre les mesures qui s’imposaient ? Dès janvier, l’Organisation mondiale de la santé avertissait de la rapidité de la propagation et préconisait le dépistage systématique et le traçage des contacts. De nombreux États européens ont choisi de faire la sourde oreille pour ne pas porter atteinte à « l’économie ». De cette attitude irresponsable, les gouvernants auront à rendre compte aux citoyens. Deux aspects de la situation actuelle doivent être soulignés. D’abord, la priorité est de protéger les salariés qui restent au travail. Il est irresponsable de demander aux entreprises du BTP de reprendre leur activité, comme l’a fait Murielle Pénicaud. Ensuite, il faut dissocier ces mesures nécessaires de la surenchère répressive et sécuritaire dans laquelle s’est lancé le gouvernement. Le leitmotiv d’Emmanuel Macron « Nous sommes en guerre » a pour seule fonction de légitimer l’union sacrée autour de sa personne. Comme pour la « guerre contre le terrorisme », on peut craindre qu’il s’agisse de préparer l’opinion publique à légaliser des mesures d’urgences.

Nos services publics se retrouvent en première ligne dans cette lutte contre la propagation du virus. Sont-ils, à la fois en termes de fonctionnement et d’infrastructures, à la hauteur d’une telle crise sanitaire ?

Henri Sterdyniak Au cours des dernières années, la victoire du néolibéralisme s’est traduite par une gestion à court terme des services publics, sommés de faire des économies, d’adopter des procédures managériales coûteuses, inefficaces et contraires à leurs missions, et de réduire leurs activités pour laisser place au secteur privé. La crise montre l’impasse de cette stratégie : le développement des cliniques privées nuit à la capacité de mobilisation du secteur de la santé ; les mesures d’économie prises en matière de lits d’hôpitaux, d’emplois hospitaliers, de stocks de médicaments et de masques apparaissent catastrophiques aujourd’hui. Les grandes entreprises ont délocalisé à tout va, pour augmenter leurs profits à court terme, sans tenir compte des risques induits par une forte dépendance vis-à-vis de marchés ou de fournisseurs étrangers. Le ministère de l’Industrie s’est révélé incapable de mobiliser les usines françaises pour produire des gels hydroalcooliques, des masques et des respirateurs… À l’avenir, dans un monde de plus en plus instable, du fait des dégâts écologiques infligés à la planète, l’objectif ne pourra plus être de maximiser les profits, ou même la croissance de court terme, mais d’assurer la sécurité économique et sanitaire de la population.

Pierre Dardot Quand on parle des services publics, il convient de différencier et de ne pas tout mettre sur le même plan. Ce sont avant tout les services de santé qui sont en première ligne dans la lutte contre la pandémie. Or, ces services ont été frappés depuis plusieurs décennies et avec une remarquable continuité par des mesures de restrictions budgétaires drastiques qui les obligent à consentir à plus de travail avec autant, voire moins de moyens qu’auparavant, et qui les laissent démunis devant la catastrophe. Mais, dans le même temps, les services de police se voient renforcés pour faire face à l’augmentation de leurs missions répressives, en particulier à l’égard des mouvements sociaux. Or, les services hospitaliers assument une fonction tout à fait primordiale, qui est aux antipodes de la fonction répressive confiée aux forces de l’ordre : celle d’une solidarité vitale qui garantit aux plus faibles et aux plus démunis un accès aux soins. Cette fonction fait entendre ce que signifie « public » dans services publics : ces services ne sont pas à la disposition de l’État, ils sont publics parce qu’ils sont au service du public, c’est-à-dire de toute la société. Ils ne relèvent pas de la souveraineté de l’État ou d’une faveur faite par celui-ci aux citoyens, mais bien d’une obligation positive des gouvernants à l’égard des gouvernés.

Marie-Christine Vergiat Malgré les coupes claires qui se sont accélérées lors des deux derniers quinquennats, les services publics font face. Pourquoi ? Parce qu’ils sont là pour assurer des missions d’intérêt général. C’est ce que l’on a cherché à détruire ces dernières années. Le ver est dans le fruit depuis longtemps pour le service public de la santé, et en particulier l’hôpital public. Réformes hospitalières, mise en place du paiement à l’acte, suppressions de postes, remplacement des médecins titulaires par des vacataires, inégalités territoriales croissantes, détournement d’activités vers le secteur privé lucratif au sein et à l’extérieur de l’hôpital : on ne compte plus les coups portés. Et pourtant, pour le moment, l’hôpital public fait face. C’est lui qui a les services d’urgences et de réanimation adaptés pour faire face à la crise sanitaire ; ces derniers n’existant pas ou ayant disparu des établissements privés qui se développent essentiellement vers ce qui est rentable. Merci à celles et ceux qui y contribuent.

Les discours, y compris du pouvoir actuel, laissent sous-entendre une prise de conscience de l’inefficacité de notre modèle économique et social. Pourquoi un changement de paradigme est-il à l’ordre du jour ?

Pierre Dardot Le changement de paradigme doit s’entendre en un sens radical : il s’agit de revoir de fond en comble l’organisation de la société en fonction des besoins tels qu’ils sont collectivement définis par la société elle-même. C’est le principe de la démocratie qui doit désormais prévaloir dans toute la société, y compris dans la sphère de l’économie. Toute attitude qui est en deçà de cette exigence politique équivaut à céder sur l’essentiel en se laissant enfermer dans le cadre fixé par Emmanuel Macron. Vouloir le prendre au mot et demander à l’État de payer pour « sauver l’économie », c’est tomber dans le piège. Car de quelle économie parle-t-on ? Et de quelles entreprises ? Comme en 2008, l’État va soutenir les banques et les sociétés de capitaux engagées dans une course effrénée à la valorisation. Mais, une fois celles-ci renflouées par l’argent public, les affaires reprendront de plus belle selon la logique d’une croissance indéfinie, celle-là même qui prévalait auparavant. Aujourd’hui, c’est Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, qui réclame la nationalisation pour sauver les entreprises privées de la faillite. Il est impensable de faire chorus avec lui, sous peine de démission politique. Les mesures décidées par Emmanuel Macron sont destinées à sauver les sociétés de capitaux. Il faut s’y opposer. Nous avons aujourd’hui une occasion unique de changer notre façon de vivre et de réorienter toute l’économie en fonction des impératifs de la transition écologique. Il faut sauver l’économie de la faillite du capitalisme, et non sauver l’économie capitaliste de la faillite.

Marie-Christine Vergiat En 2008, Nicolas Sarkozy voulait réformer le système capitaliste. On se souvient également des belles promesses de campagne de François Hollande et d’Emmanuel Macron. Tout cela n’engage que ceux qui y croient. C’est vrai aujourd’hui comme hier. Cette crise sanitaire est révélatrice de beaucoup d’autres, dont nombre de citoyens sont (deviennent) conscients : la crise écologique (la Chine vient d’interdire la vente et la consommation d’animaux sauvages), la crise économique (notre dépendance notamment à la production chinoise, y compris en matière pharmaceutique), la crise financière (avec l’emballement des marchés et l’effondrement du pétrole), la crise de la mondialisation. C’est par la prise de conscience et la mobilisation citoyenne que peut venir le changement. À nous de contribuer à de nouveaux possibles, y compris au niveau européen, et de nous appuyer sur les solidarités qui se mettent en place.

Henri Sterdyniak La crise sanitaire est un révélateur des dégâts induits par la croissance portée par le capitalisme financier mondialisé. La préoccupation essentielle doit maintenant être de passer à une économie sobre, solidaire et soutenable dans la durée. Cela impose de remettre en cause un mode de croissance dicté par les stratégies des grandes entreprises. La production devra se centrer sur les besoins essentiels (alimentation, logement, santé) ; les innovations polluantes (comme le bitcoin ou les SUV) et les consommations ostentatoires devront être interdites ; la création de nouveaux besoins par la publicité devra être évitée. La hausse des coûts de transport imposera la ­relocalisation des activités. Les activités financières, sources d’instabilité économique et d’inégalités de revenus, devront être fortement réduites. En revanche, les services publics (éducation, santé, soins aux jeunes enfants et aux personnes âgées, culture) devront être promus. C’est sans doute une nécessité pour l’avenir de l’humanité, mais ce tournant ne sera pas facile à prendre.

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