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Le 31 août dernier, le vice-amiral d’escadre Gilles Boidevezi a pris les fonctions de préfet maritime de la Méditerranée. Un théâtre que l’officier connait bien pour y avoir effectué une partie de sa carrière dans les forces de surface et avoir été adjoint opération de la « Prémar » de 2014 à 2016. Alors que la Méditerranée est un espace complexe qui connait une dégradation sécuritaire et de plus en plus de tensions entre pays riverains, son regard sur l’évolution de cette zone est d’autant plus intéressant que l’amiral Boidevezi a été précédemment en charge des relations internationales puis des opérations à l’état-major de la Marine nationale, ou encore commandant adjoint de l’opération européenne Sophia entre 2017 et 2018. Dans un long entretien accordé à Mer et Marine, il revient sur les enjeux de cette zone stratégique et les menaces qui s’y développent. 

MER ET MARINE : Quelle est l’évolution de la situation sécuritaire dans le bassin méditerranéen ?  

VAE GILLES BOIDEVEZI : On distingue une tendance de fond qui se dégage depuis une dizaine d’années et des évolutions conjoncturelles depuis un an ou deux. Sur le fond, ce qui est notable depuis plus de 10 ans, c’est la quasi-absence des Américains de la zone. Pendant la guerre froide, il y avait la sixième flotte basée à Naples et l’US Navy était très présente et active. Désormais, la première des priorités pour les Etats-Unis est l’Indopacifique et la seconde le Moyen-Orient. La Méditerranée, vue comme un espace de transit pour leurs forces expéditionnaires, revêt une importance bien moindre et on y trouve dès lors très peu de bâtiments américains déployés. Et, assez naturellement, ce vide est comblé par d’autres marines.

Quels sont les pays dont l’activité navale s’est accrue ?

Certains sont de retour, comme les Russes qui sont initialement revenus depuis la mer Noire et leurs bases du nord à partir de 2013 avec la crise en Syrie. Celle-ci les a amenés à réinvestir à terre puis à Tartous, qui est devenu un port de déploiement et de soutien pour la marine russe en Méditerranée orientale et au-delà, vers l’Ouest (Méditerranée centrale) et vers le Sud (mer Rouge). On a ainsi assisté à une réappropriation russe du Moyen-Orient, avec une présence qui est actuellement stable, et qui peut s’accroître ponctuellement en fonction des mouvements navals russes d’un théâtre à l’autre.

Il y a aussi, bien sûr, la Turquie, qui a toujours eu une flotte importante et active dans ses approches. Mais on voit bien qu’elle renforce son activité navale et s’éloigne de ses côtes, comme on a pu le constater en Libye. L’activité navale turque, aiguillonnée par le concept stratégique de « Patrie Bleue », déborde ainsi sur la Méditerranée centrale et s’élargit.

La marine chinoise aussi a une présence plus marquée depuis quelques années ?

La Chine fait partie des nouveaux acteurs en Méditerranée. Elle se rapproche, dans le sillage du développement de la route maritime de la soie, sachant que la croissance des intérêts économiques s’accompagne généralement d’une hausse de l’activité navale. Les Chinois se sont d’abord renforcés en océan Indien à partir de 2008, où ils sont venus à l’origine pour protéger les navires de commerce contre la piraterie dans le golfe d’Aden, puis ont commencé à développer une présence économique en Méditerranée, par exemple dans le port grec du Pirée ou dans le port israélien d’Haïfa. La marine chinoise accompagne ce mouvement stratégique, pour préserver, entre autres, les intérêts économiques du pays.

Au-delà de protéger le commerce il s’agit aussi, quelque part, de démonstrations de force. Faut-il s’attendre à l’avenir à voir les Chinois évoluer de manière permanente en Méditerranée ?

Il ne faut jamais oublier que le rapport entre Etats passe aussi par l’affirmation de la puissance. La Chine, qui a l’ambition affichée d’être la première puissance mondiale, veut être présente sur tous les océans pour protéger ses intérêts économiques et affirmer sa puissance. Ainsi, on a vu les Chinois renforcer sensiblement leurs moyens en océan Indien, notamment à Djibouti où ces moyens vont bien au-delà maintenant de ce qui est nécessaire pour lutter contre la seule piraterie. Pour ce qui est de la Méditerranée, nous avons vu passer un groupe naval chinois par an entre 2017 et 2019, puis il y a eu la pandémie qui a réduit l’activité. Mais à court terme, on peut penser que cette présence navale chinoise deviendra plus régulière, voire permanente.

Certains pays du Proche et du Moyen-Orient accroissent aussi leur présence dans la zone…

Il y a en effet d’autres acteurs nouveaux en Méditerranée, en particulier les pays du Moyen-Orient. Le Qatar et les Emirats Arabes Unis sont par exemple plus présents en Méditerranée à travers un certain nombre d’exercices avec des pays alliés, mais aussi par le jeu des alliances politiques. La Turquie, le Qatar et la Libye développent des activités communes, ce qui est aussi le cas des Emiriens avec les Egyptiens et les Grecs.

Il faut aussi y ajouter les Iraniens qui, compte tenu de leurs approvisionnements pétroliers au profit de la Syrie et du Liban, viennent percuter les intérêts israéliens. La guerre des tankers que ces deux pays se livrent par procuration déborde ainsi en Méditerranée.

Certains analystes parlent ainsi d’un phénomène de « moyen-orientalisation » de la Méditerranée.

Il y a donc beaucoup de marines actives désormais en Méditerranée et plus il y a d’acteurs avec des agendas géopolitiques et économiques divergents, plus cela complexifie la résolution de situations difficiles et augmente les risques d’incidents.

Surtout qu’on constate de réelles tensions entre pays riverains autour de questions politiques et militaires, mais aussi une sorte de course à l’appropriation des ressources énergétiques en Méditerranée. On peut penser aux forages développés au large de leurs côtes par les Israéliens, aux prospections turques ou encore aux accords bilatéraux de partage de zones économiques exclusives entre Turquie et Libye et entre Grèce et Egypte…

Comme en mer de Chine, petit à petit on assiste à une territorialisation de la Méditerranée, avec selon les pays des lectures différentes de la Convention internationale de Montego Bay sur le droit de la mer. Certains pays comme la Turquie n’ont d’ailleurs jamais ratifié cette convention. Ainsi, des pays prétendent s’arroger une souveraineté sur des espaces maritimes, alors qu’ils n’ont en réalité de privilèges juridiques que sur le plateau continental. 

La Méditerranée a longtemps été protégée de cette tendance, car on se disait que c’était une petite mer bordée de nombreux pays, et qu’il fallait donc un respect mutuel et une certaine retenue. Aujourd’hui, dans un contexte avivé par les enjeux énergétiques, cette retenue s’est muée en revendications, et cette tendance ne fait que s’accentuer avec les récentes découvertes de gisements de gaz qui aiguisent les appétits. Cela vient s’ajouter aux enjeux géopolitiques de puissances et renforce donc les tensions.

On en est vraiment rendu à pouvoir comparer la Méditerranée avec la mer de Chine ?

Oui, à l’exception de la poldérisation d’atolls qui est propre à la mer de Chine méridionale, la situation en Méditerranée n’est plus si différente de ce que l’on voit en mer de Chine : la confrontation d’enjeux politiques et économiques, des revendications, des contestations… les problématiques sont finalement similaires et de plus en plus de marines opèrent en mer pour accompagner des stratégies de territorialisation. Ce qui crée une situation de tension et des risques d’incidents.

Et on imagine que les zones de conflit au sud autour de la Libye et à l’Est en Syrie, et l’instabilité de certains pays confrontés à des problèmes politiques et économiques n’arrangent pas les choses…

En Syrie, le problème politique n’est pas réglé. Au Liban, la période est très difficile. Plus près de nous, la rive sud est une zone complexe. Le Maroc et l’Algérie ont rompu récemment leurs relations diplomatiques, la situation politique en Algérie et en Tunisie est compliquée, alors qu’en Libye les choses s’améliorent un peu, mais on est encore loin d’y voir tous les problèmes solutionnés. De nombreux pays du pourtour méditerranéen connaissent des problèmes politiques et économiques, ce qui ne facilite pas la possibilité de mettre les acteurs autour d’une table pour trouver des compromis et des solutions.

On se souvient de l’affaire de la frégate française Courbet éclairée au radar en juin 2020 par un bâtiment turc qui escortait un navire de commerce se rendant en Libye pour y apporter du matériel. Est-ce que les manœuvres agressives se multiplient en Méditerranée ?

Comme nous sommes dans une période d’affirmation des Etats puissances, beaucoup de pays développent leur activité navale pour affirmer leur puissance, avec une certaine fermeté dans les postures qui a vocation à montrer le volontarisme et la détermination politique des uns et des autres. C’est ce que l’on voit en mer de Chine, où la posture chinoise est plus dure qu’autrefois. Toujours est-il que cela provoque des tensions et qu’un jour, suite à une mauvaise réaction ou une « erreur de calcul », un incident grave pourrait survenir. Heureusement, dans la plupart des marines de combat, les officiers sont responsables et il existe des échanges et des relations régulières qui évitent les dérapages. Le dialogue, les exercices réguliers permettent de maintenir une compréhension mutuelle, de limiter la montée des tensions et d’éviter les incidents. C’est ce qui s’est par exemple passé avec la Turquie, qui appartient comme la France à l’OTAN. Par le dialogue et les échanges que nous pouvons avoir, le niveau de tension reste maîtrisé et nous évitons les risques d’incidents.

Dans ce contexte, quelle est la posture de la France ?

La France promeut très clairement le respect du droit international, en particulier la liberté de navigation et d’action en mer. C’est pourquoi nous avons des unités déployées en Méditerranée centrale et orientale. Notre volonté est que la Marine nationale puisse agir partout sans entrave et protéger nos intérêts, nos activités commerciales ou encore évacuer nos ressortissants s’il y a lieu. Nous nous attachons à garantir notre possibilité d’action et à disposer d’une capacité d’appréciation de la situation pour voir comment les différents acteurs se comportent en mer. Il faut savoir et comprendre ce qu’il se passe en mer pour alimenter la connaissance et l’autonomie de décision des autorités. C’est d’autant plus important qu’en Méditerranée, il y a beaucoup de trafics et les tensions qui existent à terre peuvent se reporter en mer. Ce bassin se caractérise par un fort caractère d’imprévisibilité et comprend de nombreux endroits où des incidents pourraient survenir. En mer Noire, en Méditerranée orientale, autour de la Libye… des incidents peuvent éclater un peu partout. Comme on l’a vu récemment en mer Noire entre Russes et Britanniques, des crispations peuvent surgir à tout moment et l’évolution de la situation n’est jamais certaine. Dans un tel contexte, la Marine nationale agit avec sang-froid, tout en restant prête à toute éventualité.

Quels sont aujourd’hui nos principaux partenaires en Méditerranée ?

Ils sont nombreux, mais les partenariats sont à géométrie variable selon le sujet et les activités. Avec les Espagnols, nous avons une relation de confiance et une vision partagée sur de nombreux sujets qui nous permettent de faire des activités ensemble, et pas qu’en Méditerranée. Nous travaillons par exemple quotidiennement avec eux dans le golfe de Guinée et les relations sont excellentes. L’Italie, aussi, est un de nos partenaires majeurs en Méditerranée. Nos relations sont très étroites, nous avons par exemple un officier italien à Toulon et un officier français à l’état-major à Rome. Je citerais aussi la Grèce, même si nous sommes plus éloignés et que les activités ne sont pas les mêmes, la coopération s’est renforcée, nous conduisons beaucoup d’activités ensemble et parfois dans un format incluant d’autres pays, comme Chypre et l’Egypte. Nous aurons d’ailleurs en octobre un exercice, baptisé EUNOMIA 21, avec la Grèce, Chypre, l’Egypte et l’Italie dans le cadre d’une initiative quadripartite ad hoc. L’Egypte est un partenaire important et nous avons ensemble des exercices réguliers. Au Liban, malgré les difficultés que le pays rencontre actuellement, nous gardons des relations étroites avec la marine libanaise. Chypre est pour nous une base d’appui importante dans l’est de la Méditerranée, nous y faisons souvent escale et il y a des exercices réguliers avec les forces armées chypriotes. Nous développons aussi nos relations avec les pays de la mer Noire, notamment la Roumanie, et plus près de chez nous, nous avons bien évidemment des relations avec tous les pays du Maghreb.

Pour résumer, nous parlons avec tout le monde et nous essayons de développer les échanges et maintenir l’interopérabilité. Car dans un univers devenu imprévisible, il faut être préparé à toutes les éventualités, et donc être prêt à opérer avec tous les partenaires. 

Face à l’évolution de la situation géostratégique en Méditerranée, la Marine nationale accroit elle comme d’autres son activité navale ?

Nous maintenons notre activité en Méditerranée, sans l’accroître. Car s’il faut maintenir notre niveau d’ambition en Méditerranée, avec une présence quasi-permanente en Méditerranée orientale et une présence régulière en Méditerranée centrale et aussi en mer Noire, d’autres théâtres accaparent nos moyens comptés : il y a aussi l’Atlantique Nord, le golfe de Guinée, l’océan Indien et le Pacifique, qui représentent des enjeux majeurs pour les intérêts français et connaissent des évolutions significatives. Or, aujourd’hui, il y a une tension entre les moyens, taillés pour une présence navale significative sur deux à trois théâtres, et le besoin de se déployer sur quatre à cinq théâtres simultanés. Ce problème de moyens est d’autant plus épineux actuellement que nous désarmons des bâtiments dont les remplaçants arriveront un peu plus tard que prévu. C’est le cas par exemple des patrouilleurs de haute mer ou des moyens de guerre des mines. Quant aux frégates, nous ne sommes pas au format des 15 unités de premier rang puisque les FLF sont des bâtiments peu armés par rapport aux besoins. Nous allons ainsi traverser pendant quelques années une période délicate en attendant que le renouvellement de la flotte soit mené à bien, et nous espérons évidemment que, pour cela, les efforts importants consentis par la loi de programmation militaire vont se poursuivre. Dans ce contexte difficile, je m’adapte pour optimiser l’emploi de moyens comptés.

En Atlantique, on a beaucoup parlé ces dernières années d’une activité sous-marine accrue, constate-t-on le même phénomène en Méditerranée ?

De nombreux pays méditerranéens accroissent leur flotte sous-marine, par exemple l’Algérie, l’Egypte, la Russie, Israël, la Turquie… On assiste ainsi à une prolifération de sous-marins en Méditerranée, ce qui participe à la militarisation du théâtre. En Atlantique, on trouve beaucoup de sous-marins à propulsions nucléaire, qui sont adaptés à ce très vaste théâtre. En Méditerranée, ce sont surtout des sous-marins classiques, qui opèrent sur des distances moins longues et restent plutôt à proximité des côtes et de leurs ports d’attache. Cependant, ce sont des bâtiments de plus en plus performants, certains étant aussi dotés de capacités de frappe aéroterrestre à longue portée.

Y a-t-il aussi, comme en Atlantique, des préoccupations quant à la surveillance et la protection des grands fonds marins, où l’on trouve des installations stratégiques comme les câbles de télécommunication ? 

En effet, en Méditerranée il y a aussi des câbles et Marseille est d’ailleurs en train de devenir un hub. La problématique de la protection des câbles est de plus en plus sensible et d’autant plus compliquée que la surveillance est difficile. Avec la miniaturisation des systèmes, des drones sous-marins peuvent maintenant être mis en œuvre par de navires non spécialisés et de taille modeste, comme des yachts. Beaucoup sont équipés de robots pour le loisir, mais ces engins peuvent aussi être discrètement employés à d’autres activités et font peser une menace potentielle sur des installations sous-marines sensibles.

Comment se prémunir de ce risque ? De quels moyens de surveillance et d’intervention dispose la marine ?

Il faut surveiller ces activités et en 2017, la préfecture maritime de la Méditerranée a pris un arrêté qui oblige à déclarer toute mise à l’eau d’engins sous-marins, créant ainsi une infraction si ce n’est pas le cas.  La Marine nationale dispose par ailleurs, avec la CEPHISMER, de robots capables d’intervenir à plusieurs milliers de mètres de profondeur. Cette capacité va être renforcée dans les années à venir avec de nouveaux engins qui vont permettre d’expérimenter les opérations à grandes profondeurs dans le cadre de la stratégie ministérielle des fonds marins.

La Méditerranée est historiquement une importante zone de trafics illicites. Comment évoluent-ils ces dernières années ?

On peut dire que la situation est globalement stable. Il y a en effet toujours eu beaucoup de trafics en Méditerranée, autour des armes, du pétrole, de la drogue, des migrants… Ce qui est important, c’est de comprendre ce qu’il se passe, comment fonctionnent les organisations criminelles, quels sont les réseaux transnationaux, comment ils opèrent... Avec les autres acteurs de l’Etat et nos partenaires internationaux, nous collaborons étroitement pour mettre en commun nos informations et ressources, de manière à disposer d’une meilleure compréhension et avoir une action efficace. Dans cette perspective, nos moyens navals, notamment les bateaux, sont très importants car ils surveillent et collectent de l’information en continu, contribuant ainsi à cette connaissance de la zone indispensable à une lutte efficace contre les trafics.

Il semble y avoir eu assez peu d’opérations d’interception et de saisies de drogue réalisées par la France en Méditerranée ces dernières années ? Comment cela s’explique ?

Nous agissons dans le cadre de l’action de l’Etat en mer, dans nos approches maritimes, où l’on peut conduire des actions qui donneront lieu à des poursuites judiciaires en lien avec les procureurs. La Méditerranée occidentale étant assez épargnée par ce phénomène, il y a peu d’actions. Pour autant, cela n’empêche pas d’intervenir, parfois loin de nos côtes, lorsque l’opportunité se présente, comme dans le cas récent d’une prise de plus de 4 tonnes de cannabis par un patrouilleur des douanes opérant sous les ordres du préfet maritime.

Par contre, il y a beaucoup de recueil d’informations en Méditerranée centrale et orientale, ce qui permet d’alimenter la connaissance de ces zones et de partager des renseignements avec nos partenaires locaux qui peuvent les utiliser pour leurs propres opérations de lutte contre les trafics.  

La problématique des migrants traversant la Méditerranée pour rejoindre l’Europe est une préoccupation importante depuis plusieurs années. Vous l’avez suivie de près lorsque vous étiez numéro 2 de l’opération SOPHIA, comment ce phénomène évolue-t-il et comment voyez-vous l’avenir à ce sujet ?

Ce phénomène connaît des évolutions dans le temps et dans l’espace, mais il constitue une réalité avec laquelle il nous faut composer. Dans le temps récent, on voit que depuis l’année 2019 qui avait vu 100.000 migrants tenter la traversée de la Méditerranée, la tendance s’est stabilisée à la baisse en raison du COVID en 2020 (63.000 migrants), mais repart à la hausse en 2021 avec 57.000 migrants entre janvier et septembre. Dans l’espace, les trois routes migratoires principales restent bien structurées entre la voie occidentale (à laquelle s’ajoute la route des Canaries depuis le Maroc en Atlantique), la voie centrale par la Libye et la Tunisie vers l’Italie et la voie orientale par la Turquie et la Syrie vers la Grèce puis les Balkans. L’importance relative de ces voies varie selon l’évolution du contexte politique et sécuritaire, mais dans l’ensemble le phénomène migratoire à destination de l’Europe reste actif. Pour la suite, l’évolution de ce phénomène dépend de décisions politiques autour du bassin méditerranéen : la réponse sécuritaire et militaire n’est qu’une partie de l’équation.

La surveillance des grands espaces maritimes passe par une présence permanente de bâtiments en mer, et des survols réguliers d’avions de surveillance et de patrouille maritimes. Il y a aussi la question des drones, qui se développent énormément. Ces engins constituent-ils l’avenir de la surveillance maritime ?

Les bateaux et les avions de surveillance et de patrouille maritimes sont et resteront fondamentaux. Les premiers en particulier ont l’avantage de la permanence, et c’est parce que l’on reste longtemps dans un endroit qu’on peut mieux le connaître et y déceler quelque chose d’anormal. Cela dit, nous nous intéressons évidemment aux nouvelles technologies et l’on regarde les nouveaux engins qui commencent à être employés pour la surveillance de grandes étendues maritimes. La difficulté est que le milieu maritime a des spécificités, c’est un espace vaste, avec un environnement parfois difficile et où on ne sait jamais à quel endroit il va se passer quelque chose. Nous avons donc besoin de capteurs à large champ, alors que les drones employés pour les opérations à terre fonctionnent souvent en champ étroit. Nous menons une veille attentive de ce qui existe, par exemple les performances du drone américain MQ-4C Triton qui est un engin de type HALE (haute altitude longue endurance, ndlr) ou encore le Tekever AR5 plus léger et moins coûteux que nous avons pu tester avec l’Agence européenne de sécurité maritime l’automne dernier. Nous expérimentons aussi certains systèmes, comme le drone à voilure tournante S-100 qui embarque sur les porte-hélicoptères amphibies et va nous permettre d’acquérir de l’expérience. Nous sommes donc dans une phase d’étude et d’expérimentation des solutions existantes pour voir ce qui fonctionne et peut répondre à nos besoins, de manière à disposer à moyen terme d’une capacité complémentaire à notre flotte d’avions.

Et les aérostats et ballons captifs pour la surveillance côtière ?

Nous avons expérimenté un système de ballon cet été, à l’est de Marseille, au-dessus des calanques, pour prévenir les feux de forêt. Cette expérimentation a été conduite par le bataillon des marins-pompiers de Marseille. Nous regardons aussi ce type de solution avec la Gendarmerie maritime notamment, par exemple pour compléter les moyens des sémaphores afin d’étendre les capacités de surveillance en mer.

En matière de sécurité maritime, on a assisté ces dernières années à un accroissement significatif de la taille de certains navires de commerce, en particulier les porte-conteneurs et les paquebots. Les moyens aujourd’hui dédiés aux opérations d’assistance et de sauvetage de bateaux en difficulté sont-ils encore adaptés ?

Cette évolution est une préoccupation ancienne. Depuis une dizaine d’années, nous sommes attentifs à l’évolution de la taille de certains navires de commerce qui croisent devant nos côtes et il y a, en effet, une vraie problématique quant à la réalité des moyens qui permettent de leur porter secours en cas de problème. On a par exemple constaté, lors d’une opération de secours à un ferry en feu il y a quelques années en mer Adriatique, que ce fut déjà un sauvetage très compliqué alors que ce navire n’était pas gigantesque. Nous devons accompagner ces évolutions en nous dotant de moyens adaptés. Nous avons par exemple renforcé ces dernières années nos moyens de lutte contre la pollution, avec un second bâtiment affrété basé à Toulon et le remplacement du premier par une unité plus grande. Nous allons aussi avoir de nouveaux remorqueurs d’intervention, d’assistance et de sauvetage, qui vont succéder à l’Abeille Languedoc dans le nord et, ici, à l’Abeille Flandre. Ces navires qui arriveront en 2022 sont mieux dimensionnés, avec des capacités de traction et de lutte contre les incendies bien supérieures à celles de leurs aînés. Mais la sécurité maritime se gère aussi au travers de la coopération internationale, surtout en Méditerranée où les pays sont très proches les uns des autres. Nous renforçons donc notre coopération avec nos voisins, par exemple le plan RAMOGEPOL avec Monaco et l’Italie, et le LION Plan avec l’Espagne, mais aussi dans le cadre du Dialogue 5+5 via des exercices avec nos partenaires du sud de la Méditerranée. L’Algérie, par exemple, a des capacités importantes avec trois grands remorqueurs du même type que nos Abeille Bourbon et Abeille Liberté. Les navires et leurs équipages étaient venus s’entraîner en France et nous avons depuis continué à échanger. La coordination et la coopération sont une réalité qui se construit au fil du temps et nous permettra, si nous sommes un jour confrontés à un accident majeur, de faire converger les moyens de secours de différents pays.

Un mot enfin sur la hausse des opérations de secours aux usagers de la mer, plaisanciers et pratiquants de sports nautiques, ces derniers mois et notamment durant l’été. Que se passe-t-il ?

Avec le COVID, beaucoup de Français sont restés dans l’Hexagone et sont venus en bord de mer, en particulier sur la côte méditerranéenne qui a attiré énormément de monde cet été. Parmi eux, nous avons beaucoup de personnes qui ne sont pas habituées ou n’ont pas pratiqué depuis longtemps. Et, parallèlement, nous voyons une démultiplication des applications sur Internet pour la location de vecteurs nautiques qui permettent de partir en mer sur des engins fortement motorisés sans avoir forcément les qualifications requises. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il s’est amplifié. Au final, nous avons assisté cet été à une hyper-fréquentation de la mer avec des gens moins habitués, ce qui s’est traduit par une hausse de l’accidentologie. Il y a une vraie réflexion à avoir sur le sujet. Nous devons nous mettre autour de la table avec tous les acteurs concernés pour essayer de mieux organiser les activités en mer, qui doit rester un espace de loisir et de plaisir, mais aussi de sécurité et de savoir-vivre. Il est par exemple choquant de voir des sauveteurs bénévoles de la SNSM se faire insulter par des gens parce qu’ils ont mis un peu de temps à arriver, alors que le problème vient des usagers qui ont oublié de regarder s’il y avait suffisamment d’essence dans le moteur ou ne savent pas utiliser les voiles ! Beaucoup n’ont aucune connaissance, ils ne savent pas ce qu’est un sémaphore, comment contacter les secours… ils n’ont même pas les notions de ce qu’est un capitaine et des responsabilités qui lui incombent : du coup, quand il y a un problème, certains disent le plus naïvement du monde qu’ils ne sont pas au courant et qu’il faut voir avec le loueur de bateaux ! Ce n’est pas tolérable, il faut que les gens comprennent que lorsqu’on est en mer, on est responsable.

Propos recueillis par Vincent Groizeleau © Mer et Marine, octobre 2021

 

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