Disparition. Vassilis Alexakis, adopté par les mots

L’auteur de « La Langue maternelle », prix Médicis 1995 est mort le 10 janvier. Écrivant aussi bien en français qu’en grec, il avait fait de ce va-et-vient entre les langues la matière d’une autofiction linguistique virtuose, constamment reliée à sa vie et à l’histoire de son pays.

« J’écris pour me faire adopter par les mots ». Ne pourrait-on pas résumer par cette phrase issue de « la Langue maternelle » l’écrivain que fut Vassilis Alexakis ? Décédé lundi à l’âge de 77 ans, il n’avait cessé de naviguer entre le grec et le français, au point de passer d’une langue à l’autre en cours d’écriture, puis de traduire ses livres dans chacune de ses deux langues. Né à Athènes en 1943, il arrive en France en 1960, grâce à une bourse, sans parler un mot de français. Il fait ses études à l’École Supérieure de Journalisme de Lille. De retour en Grèce, il la quitte presque aussitôt à la suite du coup d’État des colonels en 1967. En 1974, il publie « le Sandwich », écrit en français comme les trois romans qui le suivent. Il repasse au grec avec « Talgo » en 1983. Il dira par la suite que le français, par la distance qu’il instaure, lui permet un ton plus ironique, tandis que dans la langue grecque il se sent plus investi, et y met plus de gravité.

L’inquiétude souriante qu’on ressentait en s’entretenant avec lui était la matière même de ses œuvres, qui, peu à peu, ont tourné autour de la langue et de son mystère, que la multiplicité rend à la fois plus visible et plus obscur. Ce va-et-vient entre deux langues, il ne le « traite » pas, n’en fait pas un thème. Le fait que cela soit à la fois le matériau et la raison même de son écriture, son histoire personnelle qu’il raconte avec un sens de l’anecdote hilarante et tragique font de la lecture des livres de Vassilis Alexakis une expérience touchante et drôle.« La Langue maternelle » (Stock), qui lui vaut en 1995 le Prix Médicis, est le cahier d’un retour au pays natal d’un dessinateur humoristique vivant à Paris. Alors qu’il retrouve son pays et sa langue, peu à peu s’impose à lui jusqu’à l’obsession une lettre, « E », l’epsilon grec, qu’il voit partout, et qui figurait sur le temple de la Pythie à Delphes. Quel oracle est-il censé recevoir par l’omniprésence de ce signe ? Le roman s’embarque alors dans une enquête au bord de la folie, que le narrateur interrompt à temps. Après de nombreux mots commençant par epsilon, il en garde un, qu’il écrit devant la tombe de sa mère qui vient de mourir, « ellipsi », le manque. La lettre de la Disparition, de la perte de la langue incarnée dans le corps vivant de la mère.

Lettres du manque, de la perte, de la mémoire et de l’oubli, tels sont les romans de Vassilis Alexakis, qui explore ainsi le mystère des origines avec « le Premier mot » (Stock, 2010) ou son rapport avec une langue dont il ignore tout, le sango, parlé en Centrafrique dans « les Mots étrangers », (Stock, 2010). Mais c’est dans son dernier roman publié, «la Clarinette » (Stock, 2015), qu’il rassemble tous ces fils dans un livre où le burlesque le dispute au tragique. Le narrateur raconte à un ami malade – on comprend que c’est Jean-Marc Roberts, son éditeur, atteint d’un cancer du cerveau – qu’il a reçu une lettre de lecteur présentant à sa femme ses condoléances pour sa mort à lui. Tout en se réjouissant d’être en vie, il dit à son ami qu’il lui est arrivé une drôle d’histoire. Il a oublié le mot « clarinette ». Un trou qui affecte aussi bien le grec que le français. Dans ce genre de situation, on peut attendre que ça revienne, ou paniquer. Le narrateur, évidemment, choisit la panique. Perd-on un mot au moment où l’on s’en aperçoit, ou l’a-t-on déjà perdu sans le savoir ? Auquel cas on en a peut-être perdu d’autres, se dit-il, cherchant à se rappeler d’autres mots sans rapport avec la clarinette. Cet angoissant questionnement prend place au moment où la Grèce, elle aussi, est très malade. Le roman, entre la France et la Grèce, met en correspondance des SDF vendant « l’Itinérant » dans le métro parisien et des athéniens laissés pour compte par les mesures « courageuses » imposées par la sinistre « troïka ». Autofiction linguistique, le roman est aussi la description d’une tragédie. Proche de « Syriza », l’auteur n’épargne au lecteur ni la faim, ni les suicides, ni les manifestations désespérées, ni les provocations des néo-nazis d’ «Aube dorée ».Tout cela sans lâcher le fil d’Ariane qui parcours son œuvre labyrinthique. son ami, à la fin, lui dit le seul mot inoubliable. « Le seul mot qui nous a manqué est le mot ‘vérité’ »

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