Covid : comment notre société humaine peut-elle vivre avec cette pandémie ? #1

Le monde, confronté au Covid-19, doit relever des défis de différentes dimensions, sociales, scientifiques, anthropologiques, sociaux. Mais comment ?

Roland Gori, Dominique Noguères, Frédéric Pierru, Dorian Astor, Matthieu Revest, Fabienne Brugère, Céline Verzeletti, Serge Paugam, Henriette Steinberg, Gérard Mauger, Monique Pinçon Charlot…

Ils sont psychiatres, infectiologues, sociologues, associatifs, philosophes, syndicalistes… Chaque semaine dans l’Humanité, ils nous font part de leurs réflexions sur les conséquences de la pandémie de Covid et sur les moyens, collectivement, d’y faire face.

Retrouvez ici toutes leurs contributions.

Mis à jour le 30 août 2023 à 11:42

C’est le manque d’honnêteté qui a rendu le virus mortel !

Par Roland Gori, psychanalyste, et Frédéric Pierru, sociologue, CNRS-Ceraps

Albert Camus, par la voix du docteur Rieux, définit dans la Peste la seule attitude de justice et d’éthique que nous devons avoir face aux épidémies : « Pour rien au monde je ne voudrais vous détourner de ce que vous allez faire, qui me paraît juste et bon. Mais il faut cependant que je vous le dise : il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté. (…) Je ne sais pas ce qu’elle est en général. Mais, dans mon cas, je sais qu’el le consiste à faire mon métier. »

Nous sommes-nous montrés à la hauteur de cette exigence ? Notre peste de l’année 2020 n’a-t-elle pas révélé les défauts majeurs, culturels, sociaux et politiques d’une mondialisation purement marchande sans les accompagnements sanitaires et éthiques globaux que requiert un tel changement de paradigme ? Les historiens des épidémies, qu’il nous faudrait écouter au moins autant que les épidémiologistes et les virologues, nous l’ont appris : celles-ci accompagnent toujours les expansions territoriales et les croissances économiques. C’est le prix à payer du développement des villes et des échanges globalisés. L’Empire romain est, en partie, mort de ce paradoxe : à cause de son succès, il a exposé ses populations. L’impréparation de nos gouvernants – leurs mensonges sur l’indispensable matériel sanitaire, leurs « larmes de crocodile » sur la pénurie des lits de réanimation – n’est pas un accident de parcours imputable à tel ou tel gouvernement national. Ce ne sont que les effets d’un ébranlement systémique global dont nous ferions bien de prendre la mesure afin de nous préparer à vivre avec le coronavirus et, au-delà, à faire face aux inévitables catastrophes futures.

Prévoir tout, partout, tout le temps : telle était, dans les discours, l’ambition prométhéenne de la santé publique mondiale.

Depuis le début des années 2000, la prévention des risques a cédé la place à la doctrine de la « preparedness », soit l’organisation de la résilience des économies et des sociétés selon la logique du pire. Cette doctrine impliquait en particulier l’édification d’un dispositif de sécurité sanitaire prêt à anticiper et à répondre, à tout moment, aux épidémies et au bioterrorisme. Prévoir tout, partout, tout le temps : telle était, dans les discours, l’ambition prométhéenne de la santé publique mondiale. Les experts allaient en répétant « not if, but when » ; la question n’était pas de savoir si une pandémie allait survenir, mais quand. La réaction des gouvernements à l’épidémie annoncée de H1N1, en 2009, doit être replacée dans cet horizon d’attente. Cette crise qui n’est pas venue a contribué à désarmer l’État sanitaire, supplanté, après 2010, par le rabot budgétaire de Bercy. Tout ce qui n’était pas urgent ou paraissait accessoire a été sacrifié sur l’autel de la réduction des déficits publics. L’État s’est, par exemple, défaussé sur les entreprises et les hôpitaux pour suppléer au sacrifice des stocks stratégiques de masques. Les unes et les autres ont été myopes : les premières parce qu’il s’agissait de faire face à la concurrence et, pour les plus grosses, de servir de gras dividendes ; les seconds parce qu’ils ont été sommés de revenir à l’équilibre budgétaire. La dégradation des conditions de travail et l’effondrement de l’attractivité des hôpitaux, donc la vacance de nombreux postes, ont été, dans un premier temps, le tribut versé à la comptabilité nationale. Le dénuement des hospitaliers face à la bise pandémique a constitué l’aboutissement de cette « casse du siècle » (1).

C’est pourtant la troisième fois que le monde est frappé par un bêta-coronavirus. L’histoire montre que l’homme fabrique les épidémies en fournissant aux microbes le combustible dont ils ont besoin, par l’altération de l’environnement et l’amplification des échanges. Ce qui requiert, au moins, d’accompagner ces transformations du biotope et des conditions de circulation avec un système de protection, de surveillance et de soins permanent et dans la mesure du possible global ou au moins fédéral ; ce qui, à ce jour, n’est pas le cas, exposant les populations aux désastres sanitaires, économiques, sociaux et politiques. Les épidémies ont toujours été, depuis la naissance des premiers États, des mises à l’épreuve politiques. Si ces derniers disposent du monopole de la violence physique légitime, c’est justement pour garantir la sécurité de leurs ressortissants. Avec l’effacement des grands récits et la relative dépolitisation qui s’est ensuivie, cette biolégitimité étatique est devenue encore plus pressante. La performance des États est d’abord évaluée à l’aune de leur capacité à protéger la vie. Toute défaillance en la matière provoque un ébranlement des gouvernements en place.

Le paradoxe veut qu’au moment où les États étaient pressés de s’organiser pour se préparer au pire, les pays développés connaissaient un effondrement – au sens d’éviscération d’un animal – culturel. L’actuelle crise sanitaire a jeté une lumière crue sur l’obsolescence de nos croyances, de nos catégories de jugement et de nos manières d’envisager le monde et l’humain, celles-là mêmes qui ont fondé et inspiré les sociétés thermo-industrielles, en particulier la foi dans un « progrès » économique indéfini à condition de « libérer la croissance ». À cet égard, il n’est pas certain que les leçons du printemps aient été tirées. Le Ségur de la santé n’a débouché que sur de timides revalorisations salariales tout en renvoyant à plus tard l’essentiel de l’indispensable investissement dans le système de santé. Le « plan de relance » s’annonce, dans les faits, plus modeste que les 100 milliards annoncés. Enfin, tandis que l’Union européenne annonce une diminution du financement de la recherche, le projet pluriannuel de programmation sur l’enseignement supérieur et la recherche se paie de chiffres hypothétiques, tout en organisant une recherche toujours plus « darwinienne » – une masse de précaires pour un petit nombre d’élus – selon le mot désormais célèbre du PDG du CNRS. L’honnête s’accommode mal de la communication. Une société qui n’investit plus dans ses infrastructures et dans l’éducation est une société qui ne croit plus en l’avenir. Si nous voulons éviter que notre monde lui-même ne s’effondre comme les empires, il faut de toute urgence récuser son organisation sociale et politique sur le court terme, en finir avec la rentabilité immédiate, avec les profits aux dépens des populations et cesser de réagir en agissant (2). À défaut, l’avènement de l’effondrement ne sera jamais que l’accomplissement concret de ce qui, dans notre système de pensée, s’est déjà produit. À force d’anticiper le retour au business as usual, les gouvernements européens sacrifient dès maintenant notre avenir, oublieux qu’ils sont de la mise en garde du grand économiste que fut John Keynes, lequel écrivait que « nous serions capables d’éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne nous versent pas de dividendes ».

(1)  La Casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, de Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, Fanny Vincent (Raisons d’Agir, 2019). (2)  Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos croyances, de Roland Gori (les Liens qui libèrent, 2020).

Des humains face au chaos généré par les capitalistes

Par Monique Pinçon-Charlot, sociologue, ancienne directrice de recherche au CNRS

De quelle pandémie s’agit-il tout d’abord ? Celle d’un virus ou celle du capitalisme mondialisé ? Le Covid-19 étant lié à la déforestation massive, au pillage de la nature et à la mise à mal de la faune sauvage par les prédateurs capitalistes, il est clair qu’il n’est pas question pour moi de faire des propositions de modalités d’adaptation pour vivre avec ce virus. Et ce, d’autant plus qu’il sera suivi par beaucoup d’autres avec la décongélation en cours du pergélisol, appelé aussi permafrost. Ces terres congelées depuis des millénaires se trouvent sous les glaciers qui, en fondant, permettent au pergélisol de lâcher, outre des virus encore actifs, des bulles de gaz de méthane et du CO2 qu’il contient en grande quantité. Il s’agit là d’une bombe climatique, c’est-à-dire une boucle rétroactive : le réchauffement climatique entraîne la fonte des glaciers, puis la décongélation de ce pergélisol qui, avec deux fois plus de gaz à effet de serre qu’il n’y en a sur la planète, accélère encore plus le dérèglement climatique. Je refuse donc de commenter en direct la destruction de la planète et la mort des dizaines de millions d’êtres humains les plus pauvres qui n’auront pas les moyens de se protéger contre les canicules ou les inondations.

Le pilonnage des cerveaux par l’angoisse verrouille, censure et bâillonne toute approche critique.

La pandémie du Covid-19 est en phase avec toutes les formes du chaos générées par les capitalistes, qu’il s’agisse du dérèglement climatique, des violences policières, des cadeaux fiscaux aux plus riches et des inégalités économiques devenues abyssales. Sans parler de la mise à mal de la démocratie, confinée au point que les prochaines « élections » régionales et départementales risquent d’être reportées et pourquoi pas annulées, puisqu’elles s’annoncent défavorables à l’ex-banquier de chez Rothschild, aujourd’hui fondé de pouvoir de l’oligarchie à l’Élysée. Le chaos, avec couvre-feu et confinement, est bon pour le capitalisme car la peur et la dramatisation ont la vertu d’activer les émotions et simultanément de paralyser les réflexions. Le pilonnage des cerveaux par l’angoisse verrouille, censure et bâillonne toute approche critique. Le pressentiment d’une situation grave et apocalyptique, mais sans les mots pour la comprendre, renforce encore le sentiment d’impuissance dans le silence qui précède la bataille.

Or, après la chute du mur de Berlin en novembre 1989 et la disparition d’une tentative de contre-pouvoirs aux capitalistes, ceux-ci promettaient une mondialisation heureuse. Mais c’est une catastrophe planétaire à laquelle nous sommes confrontés trois décennies plus tard !

Que faire ? Travailleurs, salariés, intellectuels ou artistes, nous sommes les plus nombreux et de surcroît les seuls à savoir faire fonctionner l’économie réelle. Les détenteurs des titres de la propriété privée lucrative qui permettent, grâce au système capitaliste, d’exploiter les humains, les animaux et les végétaux ne sont que des parasites. Sans violence, mais avec une détermination sans faille devant la menace terrible qui pèse sur nos épaules, nous saurons vivre comme des êtres humains dotés de sensibilité et de poésie et non comme des prédateurs voraces au point de tuer, non par faim, mais par le goût du pouvoir d’exploiter toutes les formes du vivant. Nous ne sommes donc plus à l’heure des luttes pour tenter d’amadouer le système capitaliste avec des actions visant à la diminution de la corruption et des inégalités, mais à celle d’un combat contre les actionnaires qui, avec la financiarisation généralisée, peuvent tout acheter, l’eau, l’électricité, la démocratie, la politique, la santé ou l’information, c’est-à-dire l’humain au plus profond de l’humain.

Dernière publication avec Michel Pinçon et Étienne Lécroart : Kapital ! Qui gagnera la guerre des classes ? Jeu de société édité par la Ville brûle, 2019.

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